Hier, dans notre article Sang-Froid: les loups-garous québécois d’Artifice Studio à la conquête de Steam Greenlight, nous nous sommes concentrés sur l’expérience de jeu qu’est « Sang-Froid : un conte de loups-garous », le prochain jeu tout québécois d’Artifice Studio, présentement en voie de sélection sur Steam Greenlight. Aujourd’hui, nous laisserons son concepteur, Louis-Félix Cauchon, nous expliquer plus en détail les aspects créatifs liés à la production du jeu. L’entretien s’est avéré aussi riche que dense, alors soyez des nôtres demain, alors que nous poursuivrons notre entrevue avec M. Cauchon. Nous lui poserons alors plusieurs questions concernant, cette fois-ci, les dimensions financières, techniques et logistiques de la production d’un jeu indie.
O : Soyons franc, ce n’est pas tout le monde qui aurait eu l’idée de mélanger chasse aux loups-garous et gameplay de style « tower defense » – encore moins de mêler tout ça avec un folklore bas-canadien qui reste encore à peu près inexploré dans le domaine des jeux vidéo à l’heure actuelle. C’est tout un pari et ça comporte certainement son lot de risques. Comment vous est venue l’idée?
LF : Premièrement, bien qu’il soit vrai que j’ai joué un rôle important dans l’idéation initiale du jeu, Sang-Froid n’appartient plus à moi seul désormais. Au point où nous sommes rendus, je n’ai pas plus de mérite que l’un ou l’autre de mes deux associés les plus proches (Yan Pépin et Vincent Blanchard) et il ne faudrait certainement pas oublier non plus les contributions des autres membres de la « core team » et des multiples employés contractuels auxquels on a pu faire appel tout au long de la production.
Tout a commencé alors que je complétais mon DESS (programme court de deuxième cycle universitaire) en design de jeux vidéo à l’Université de Montréal. C’était un programme intensif d’un an et, dès le début de l’année, nous savions que, toute la classe aurait à réaliser un projet de fin d’études. De prime abord, on devait utiliser le moteur « Source » de Half-Life 2 ainsi que « Hammer », le logiciel d’édition de niveaux qui l’accompagne. Au fil des sessions, je me suis rendu compte que, dans le fond, ça nous liait un peu les mains sur le plan design, et que l’on ne pouvait pas vraiment déroger aux mécaniques propres aux first-person shooters ou en créer de nouvelles. Il était possible de créer des niveaux se déroulant dans une cathédrale gothique où une usine désaffectée, de donner aux joueurs une arbalète plutôt qu’un fusil à pompe… ou encore de modifier certains paramètres bien précis et de remplacer les ennemis, mais peu importe ce que l’on pouvait bien faire, le jeu resterait un FPS (ouvrez la porte et rendez-vous au bout du niveau).
Or, selon moi, il y a plusieurs types de designers de jeux et je sais que je suis tout d’abord ce qu’on appelle un « systémique ». Il faut que je sois en mesure d’agir sur les mécaniques fondamentales du jeu. Je veux avoir la possibilité d’en introduire de nouvelles (comme celle du « facteur d’intimidation » dans Sang-Froid par exemple). Les mécaniques comme celle-ci, c’est à partir d’elles que je commence, le reste, ensuite, c’est de l’enrobage…
Pour en revenir au DESS en design de jeux donc, nous étions des classes de 15 étudiants, et ceux qui étaient dans la cohorte avant la mienne avaient produit un jeu avec des prêtres maudits et des loups-garous. Une fois notre projet complété et arrivé à la fin de mes études, je me suis dit « maudit, si je pouvais vraiment faire ce que je voulais, quel jeu je ferais? » – tout a déboulé à partir de ce moment-là.
Avant mon DESS en design de jeux vidéo, j’ai fait mon bacc. en médias interactifs à l’UQÀM (où j’ai enseigné un peu par la suite). J’ai noué de très bons liens avec Vincent Blanchard, un de mes professeurs. Nous allions souvent prendre des bières ensemble et, une fois le bacc. fini, c’est resté un très bon ami. Lorsque quelques années plus tard, je suis allé lui parler du projet très préliminaire que j’avais en tête pour ce qui allait devenir Sang-Froid, il m’a dit, et je m’en rappelle très bien, « ok, je la fais ton idée! ».
On s’est donc mis à faire du game design ensemble. On avait un « Blue Book », c’est un petit livre bleu d’allure plutôt sobre que nous avons utilisé spécifiquement pour se faire des aides-mémoire et y jeter les idées qui pouvaient nous venir en tête durant la phase de design initiale, qui se passait plus souvent qu’autrement avec une bière ou deux soit au Boudoir, soit aux Trois Brasseurs. Chaque fois qu’on avait une idée qui nous semblait bonne, on la mettait dans le « Blue Book » pour s’assurer de ne pas la perdre. En rétrospective, je suis heureux de constater que l’on a réussi à pratiquement intégrer toutes nos idées dans le jeu final!
C’est un peu au même moment que Yan, le troisième membre du trio fondateur, est venu nous rejoindre. Game designer depuis plusieurs années chez Electronic Arts Montréal, il a décidé de lâcher son emploi – plutôt bien payé – pour venir se lancer avec nous. Il organisait à l’époque son propre jeu de rôle grandeur nature et, comme nous, il est lui aussi un grand mordu d’histoire. C’est aussi un gars généralement très fort sur les détails : tous les descriptifs historiques concernant toutes les armes et pièces d’équipement qu’on peut trouver dans le jeu viennent de lui. On était très content qu’il décide de se lancer avec nous, et c’est là qu’Artifice a été officiellement fondé.
Évidemment, ça, c’était au tout début du projet. On avait quelques bonnes idées, certainement, mais à la vue de nos moyens, on pensait faire un jeu beaucoup moins ambitieux sur le plan graphique, en adoptant un look de style 16-bit rétro qui allait avec les ressources que l’on croyait être en mesure de mobiliser à l’époque.
O : Est-ce que ça faisait partie du plan de match initial que Bryan Perro participe aussi au projet?
LF : Non, en fait c’est venu par la suite. On s’était déjà entendu sur le côté design et sur l’idée que le jeu allait impliquer des loups-garous dans un Québec du 19e siècle. Un beau jour, c’est Yan qui a pris l’initiative d’envoyer un email à Bryan Perro en lui disant que tant qu’il n’obtiendrait pas de réponse de sa part, il ne se raserait pas la barbe. Bryan Perro, lui-même passablement barbu par ailleurs, a finalement répondu au message. Il est venu discuter un peu avec nous du projet dans nos bureaux de Boucherville et a finalement décidé d’embarquer à son tour.
Pour ce qui est de Bryan, il faut savoir que, oui, c’est un auteur à succès, mais c’est aussi un grand érudit du folklore québécois et tout particulièrement… des loups-garous. Il a fait sa maîtrise à l’UQÀM et son mémoire portait justement sur la place des loups-garous dans la tradition orale québécoise. Si on a un expert des loups-garous au Québec, c’est lui! On s’est dit au début que son aide pour composer les dialogues était super, mais, en fin de compte, l’apport de Bryan a été beaucoup plus large , et nous a permis d’ajouter une richesse à l’environnement et aux aspects narratifs de Sang-Froid que l’on n’aurait probablement pas pu avoir sans lui.
À titre d’exemple, il nous a appris très tôt dans le projet que, contrairement à ce que l’on peut voir dans les films hollywoodiens, où généralement c’est par morsure que quelqu’un se transforme en loup-garou, les loups-garous des contes et légendes québécois sont créés par ce qu’on appelle la « métempsychose ». Pour résumer un peu, lorsque les gens dorment, leurs âmes vagabondent et vont parfois prendre possession d’un loup dans le bois, et c’est ce loup-là qui, ici, devient un loup-garou.
Non seulement c’était déjà drôlement intéressant, mais en terme de jouabilité, cela nous a aidé à justifier le fait que, dans notre jeu, ce sont les habitants de Val-aux-loups qui sont la source des lycanthropes du coin. Même si les joueurs en tuent des tonnes tout au long du jeu, la population du village ne diminue pas pour autant. Bryan Perro a non seulement signé nos dialogues, comme nous le souhaitions au départ, mais nous a aussi vraiment aidé à intégrer les vrais loups-garous des contes et légendes du Québec et, pour ça, nous lui en sommes très, très reconnaissants!
O : Est-ce qu’il suit encore le jeu maintenant?
LF : Évidemment, Bryan reste un gars de mille projets. Il garde toujours un œil sur nous et notre petit jeu, mais il vient aussi d’ouvrir une nouvelle maison d’édition, avec une nouvelle trilogie d’Amos Daragon, en même temps qu’il supervise son énorme show d’Amos Daragon à Trois-Rivières avec marionnettes géantes et effets de pyrotechnie qui a affiché complet tout l’été dernier.
O : Si on va jeter un bref coup d’œil sur le sujet, on se rend compte que contrairement à certains jeux dans le genre, comme « Orcs Must Die » par exemple, tous les éléments de jeu sont accompagnés de descriptions exhaustives et que, globalement, une emphase énorme semble avoir été mise sur l’élément narratif. Pourquoi ce choix alors que beaucoup d’autres jeux semblent très bien s’en passer?
Haha! On s’est souvent fait comparer à Orcs Must Die je dois dire. Le plus bizarre là-dedans, c’est qu’on s’est lancé dans Sang-Froid il y a trois ans, bien avant que Orcs Must Die existe lui-même et encore moins qu’il fasse parler de lui. Je me rappelle précisément le moment où Patrick, un de mes anciens collègues d’études, m’a envoyé la première bande-annonce du jeu. Même si de prime abord il a l’air d’être un très bon jeu, selon moi Sang-Froid occupe une niche totalement distincte.
Premièrement, oui, nous avons mis beaucoup d’emphase sur le « lore », alors que ça ne semble pas être le cas pour OMD. Deuxièmement, les pièges et les sorts que l’on a mis dans Sang-Froid ne servent pas uniquement à faire plus ou moins mal aux ennemis, mais vont souvent aussi jouer sur d’autres plans plus subtils. On a mis énormément d’efforts pour créer un système au sein duquel le joueur peut trouver ses propres stratégies en combinant les pièges et les sorts et non pas se contenter que ceux-ci ne servent qu’à détruire des monstres par simple processus d’effet-réaction. Je suppose que les créateurs d’Orcs Must Die ont délibérément opté pour quelque chose de plus simple, de façon à rester « mainstream » et aller rejoindre le plus de gens possible. C’est un choix qui se vaut certainement et j’ai entendu bon nombre de commentaires élogieux à l’égard du jeu, mais pour Sang-Froid, nous avons opté pour une approche un peu différente.
Pour ce qui est des descriptions, de la narration et du « lore », je ne sais pas encore si, ultimement, ça va s’avérer être une bonne décision d’affaires ou non. Mais cela revient toujours au fait que chez Artifice, nous voulons créer des jeux que nous aimerions jouer. On est des fous d’histoires, toute la gang. De mon côté, j’ai commencé les jeux de rôles papier-crayon en sixième année. Les Dragonlance et Ravenloft, je suis passé à travers et j’ai trippé solide. Le cycle de « Dune » de Frank Herbert, j’ai adoré. Yan est d’une culture sensationnelle et Vincent, de son côté, a longtemps été dans des groupes de danse québécoise. Il se présentait chaque semaine avec une poignée de mordus comme lui en déguisements d’époque pour faire des rigodons jusque tard dans la soirée. La narrativité et l’histoire, je dirais que ça fait partie de la personnalité intrinsèque d’Artifice et on ne se voyait pas créer le jeu de nos rêves sans mettre le paquet dans ces deux aspects là.
Même si c’est vrai que je suis moi-même un game designer de type « systémique » et que ce trait de personnalité va faire en sorte que mes jeux vont se distinguer de plusieurs autres sur ce plan, un bon jeu ne peut pas uniquement s’appuyer là-dessus. Créer un jeu vidéo, c’est avant tout forger une expérience et, pour ce faire, la théorie classique nous enseigne qu’il y a quatre éléments fondamentaux : l’esthétique (le son et l’image), les mécaniques, la narrativité et la technologie. L’élément narratif fait donc partie intégrante de cet ensemble là.
Il faut aussi dire qu’un des objectifs du projet était justement de faire un jeu qui porte sur la culture québécoise, et comment veux-tu pousser la richesse de cette culture-là si tu n’as pas une bonne histoire, et s’il n’y a pas un certain degré de profondeur dans l’exercice? Ce sont deux raisons, parmi plusieurs autres, qui ont convergé pour faire en sorte que la narration devienne un aspect qu’on ne pouvait pas vraiment se permettre d’ignorer.
O : En tant que québécois moi-même, je peux dire que l’idée d’aller puiser dans le folklore québécois est vraiment venue me chercher – mais qu’en est-il de la réception à l’étranger?
LF : La réception est globalement positive. Je n’ai pas encore vu personne dire quoi que ce soit de négatif de ce côté-là. En fait, le commentaire que j’ai vu le plus souvent chez nos fans étrangers c’est « Oh my God, it’s canadian! Oh my God, no elves anywhere! ». Il y a plein de gens qui se réjouissent simplement du fait que ça ne soit pas un jeu de zombies. Plusieurs aussi sont des fans de loups-garous à la base, que ces derniers soient « canadiens » ou pas. Il y en a des tonnes d’autres qui trouvent aussi que le fait de jouer des bûcherons canadiens, dans un hiver canadien, qui tuent des loups-garous à grands coups de haches canadiennes, ça fait déjà pas mal « badass »! Notre objectif principal était de rester fidèle à notre vision originale, et pas particulièrement de faire « badass », mais ça tombe bien quand même, et le monde semble aimer ça jusqu’à date!
O : Est-ce que tu crois qu’il y a d’autres bonnes façons d’explorer le folklore québécois dans des expériences interactives comme Sang-Froid?
LF : Après s’être lancé dans le projet, on s’est vite aperçu qu’on disposait d’un gigantesque répertoire de contes et légendes qui restait encore à peu près inexploré. Évidemment, on s’est concentré sur Sang-Froid, mais on s’est aussi dit « mon Dieu, si on peut réussir à faire fonctionner ce projet-là et faire d’autres jeux après, où est-ce qu’on voudrait aller » ? C’est clair que tout ce matériel-là nous donne d’excellentes idées pour faire d’autres jeux ou un éventuel tome 2 pour Sang-Froid.
O : Un Tome 2 de Sang-Froid? Est-ce que tu peux en dire plus là-dessus?
LF : Le premier n’étant pas encore sorti, on ne veut évidemment pas trop s’avancer pour l’instant. Mais si je regarde les indications actuelles, c’est clair que le jeu va être multijoueur-coop. Autant mécaniquement que narrativement, il va suivre la même lancée que la fin du tome 1. On a déjà pensé à faire ça en trois tomes, avec une continuité dans l’histoire qui est déjà très bien développée et qui réserve tout plein de bonnes surprises en termes de mécaniques et de jouabilité.
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Nous rappelons que « Sang-Froid : un conte de loups-garous » est présentement sur Steam Greenlight, la nouvelle plateforme créée par Valve pour permettre à la communauté de joueurs de déterminer elle-même quels jeux indies devraient voir le jour sur Steam. Même si la réception semble excellente à date, c’est le vote des joueurs comme vous et moi qui vont aider Artifice à présenter Sang-Froid au monde entier, payer leurs loyers pour les mois à venir, et se lancer dans d’autres projets par la suite. Votre vote compte, et si Sang-Froid a piqué votre intérêt et que vous disposez d’un compte sur Steam, vous pouvez aller voter pour eux en quelques secondes seulement en allant ici.
Nous avons abordé aujourd’hui les questions créatives, mais demain, nous parlerons d’aspects plus… terre à terre associés à la création et au lancement éventuel de Sang-Froid. Comment ont-ils trouvé les ressources pour travailler pendant trois ans à temps plein sur le projet? Quel moteur et quels outils ont-ils utilisés? Est-ce que cela s’est avéré un plus d’être au Québec, que plusieurs qualifient de Mecque des jeux vidéo en Amérique du Nord? Comment décrire Steam Greenlight dans son état actuel? Sans vendre la mèche, disons tout de même que M. Cauchon a oublié la cassette chez lui, qu’il s’est montré d’une transparence remarquable, et qu’il nous a offert des réponses qui peuvent en surprendre plus d’un. Vous pouvez lire la troisième partie ici, et si ça vous tente de pouvoir jouer à Sang-Froid éventuellement, n’oubliez surtout pas d’aller voter pour eux sur Steam Greenlight!