Alors que cette fin de semaine Canal D va diffuser un documentaire consacré au eSport nous avons rencontré Jean-Philippe Brochu , son réalisateur, pour en apprendre un peu plus.
Diffusé dimanche 11 octobre à 22h, Gamers – Au-delà du jeu propose de suivre le quotidien de trois joueurs québécois en quête d’une victoire aux championnats du monde et de le fonctionnement de cette industrie en plein développement.
Ainsi, Jean-Philippe Brochu nous explique ce qui l’a intéressé à faire ce documentaire mais il revient également sur ces découvertes et les défis qui attendent encore le eSport au Québec.
Comment as-tu eu cette idée d’un documentaire sur le monde de l’eSport ?
J’ai toujours été un joueur, un joueur occasionnel, et il y a environ 3-4 ans de cela j’avais des amis qui ont commencé à jouer à League of Legends et j’ai regardé un peu ce qu’ils faisaient. J’ai vu qu’ils regardaient des matchs d’autres joueurs et c’est alors la première fois que j’ai vu le phénomène du streaming qui commençait vraiment. J’ai vu alors qu’il y avait comme un monde caché en arrière des joueurs de jeux vidéo et j’ai décidé de creuser un peu.
Au même moment j’étais intéressé à faire un film sur la culture gamers pour englober les jeux vidéo, mais également le retrogaming et le cosplaying. Pour moi il y avait comme un espèce de non-sens dans le fait que dans les médias on répète que le jeu vidéo est en voie de devenir l’industrie culturelle la plus importante au monde, mais en même temps quand on regarde dans le journal il n’y a presque pas de place accordée aux jeux vidéo. Pourtant tout le monde joue ou presque et je voulais donc faire un documentaire pour démystifier cela, aller voir des passionnés.
En fouillant un peu j’ai vraiment vu qu’il y avait un monde incroyable du pro-gaming, que je ne connaissais pas du tout et qui est bien trop méconnu au Québec par rapport au reste du monde. C’est donc parti un peu de là, des amis qui regardaient des matchs sur Internet et c’est comme ça que j’ai cherché à voir s’il y avait des Québécois qui performaient.
La recherche pouvait commencer, mais ça a pris presque un an et demi entre le moment où j’avais un premier jet de scénario et que le documentaire a trouvé preneur. Comme je le disais, dans les médias traditionnels c’est quelque chose qui est encore un peu méconnu. On dirait qu’on redoute un peu le jeu vidéo. Avant de trouver Canal D et Jean-Pierre Laurendeau (NDLR: directeur principal à la programmation) pour aller de l’avant, chaque interlocuteur à qui je parlais des jeux vidéo ça paraissait trop loin ou ne pas rejoindre leur cible.
Au-delà de la vente, quels étaient justement les principaux enjeux par rapport à ce documentaire ?
Pour moi c’était impensable de faire Gamers – Au-delà du jeu sans aller à l’international et voir ce qu’il se passe réellement. Ça demandait donc un budget et ça prenait donc un partenaire vraiment intéressé par le documentaire te c’est ce que j’ai trouvé avec Canal D.
Autrement ce qui était clair c’est que je voulais suivre des joueurs québécois ou canadiens parce que justement je voulais partir d’ici. L’idée c’était de montrer que proche de chez nous il y a des athlètes de haut niveau et qu’on ne les connaît pas. On a donc cherché qui nous allions suivre. On a quand même des joueurs de gros calibre par ici même si l’on est sur un petit marché, qui est encore aux balbutiements ici et que le support n’est pas le même que sur d’autres marchés pour atteindre certains niveaux. Mais c’était bien une de mes prémices, d’avoir des Québécois dans le documentaire.
Je ne partais pas avec d’a priori non plus. Mon travail c’est d’illustrer la vie de ces personnes-là, d’essayer de comprendre ce qui les anime et parler d’un phénomène important. Au travers du film on a d’ailleurs découvert devant nous l’ampleur que ça prenait. Et aujourd’hui, depuis qu’on a fini le gros du tournage il y a un an et demi, c’est incroyable comme la scène a explosé dans le monde. En Corée ça bat même tous les sports qui sont présents!
On peut imaginer que Stéphanie Harvey c’était assez naturel, car elle a une grande présence médiatique, mais comment as-tu sélectionné les joueurs québécois que tu voulais suivre ?
Stéphanie Harvey était incontournable notamment avec son palmarès mondial. Comme je le disais plus tôt, la scène du Québec n’était pas encore importante et il n’y avait pas beaucoup de personnes qui ont un niveau d’excellence ou d’investissement qui permettent d’être considéré comme un joueur professionnel ou que le jeu vidéo est un travail. Aujourd’hui c’est un peu plus important, mais au moment de ma recherche on pouvait vraiment les compter sur les doigts des mains seulement. Et ça bouge tellement rapidement que parfois entre une première entrevue téléphonique et une autre rencontre 3 mois plus tard, on peut aussi se rendre compte que la personne s’est pris une job pour avoir des revenus plus stables et a abandonné un peu cet univers.
Le choix s’est donc fait en parlant beaucoup à des personnes dans le milieu, mais aussi en regardant également qui étaient les plus présents sur Internet et les médias sociaux. Marco avait déjà un gros following sur Twitch et Facebook par exemple, et si ce n’est pas un des meilleurs au monde, c’est quelqu’un qui tous les jours se lève et prend les jeux vidéo comme un travail.
Pour moi c’était donc important d’avoir des personnes qui incarnaient cette passion, mais pas juste quelqu’un qui fait ça quelques heures par semaine. Tout le monde joue plus ou moins à des jeux vidéo aujourd’hui, il fallait donc plus que cela. L’objectif était d’avoir du matériel dans le film pour avoir une progression intéressante avec des personnes dans une démarche de remporter un championnat ou de faire de l’argent grâce à leur talent.
L’angle était donc clairement l’eSport avec ses joueurs professionnels ?
Oui tout à fait. On aurait peut-être voulu voir un peu plus large à l’origine, mais s’est vraiment rendu compte qu’il y avait tout un sujet avec l’eSport seulement. On a donc cherché à trouver des personnes au Québec qui aspiraient ou étaient déjà dans le domaine. C’était vraiment l’axe principal et comme le Québec est assez petit, le choix a été facile.
On voulait aussi des personnes variées : évidemment Stéphanie est une joueuse professionnelle tout en ayant un travail chez Ubisoft, Marco fait beaucoup streaming comme son gagne-pain principal avec une vraie expertise, Rambo qui se joint à une équipe et qui s’entraîne tous les joueurs. Ça permettait donc d’avoir l’éventail des possibilités.
Quelles ont été tes principales surprises en faisant ce documentaire ?
C’est sûr qu’il y a beaucoup de préjugés sur les jeux vidéo comme il y en a sur d’autres sujets aussi. Je pense qu’une surprise c’est de voir ces personnes-là qui jouent à un niveau élevé comme ça, c’est comme n’importe quel athlète ou personne qui veut atteindre ce niveau, ils sont totalement dédié. Le jeu c’est plus simplement un jeu vidéo pour eux.
C’est également intéressant de voir la quantité de choses qu’ils développent au travers du jeu. Par exemple, Marco développe des talents Marketing en même temps, il est obligé de vendre comme une vraie marque de commerce, tout comme Stéphanie quoi doit faire du démarchage au niveau des médias pour se faire connaitre. De son côté Rambo est rendu consultant pour une entreprise de jeux vidéo donc il a un vrai esprit critique par rapport à ce qu’il fait. On voit que si pour certains c’est un hobby, ils l’ont tellement poussé que plus que des experts de jeux vidéo, ils développent de nouvelles qualités qui vont les aider en dehors.
Il faut souligner que toutes ses personnes sont extrêmement sociables. Même s’ils doivent passer de nombreuses heures devant l’écran, ce sont des gens qui ultimement sont vraiment sympathiques et vraiment loin des stéréotypes des gamers qui sont renfermés sur eux-mêmes ou gênés. Au contraire presque tous les athlètes que j’ai vu jouer à ce niveau de compétition sont très intéressants et super allumés.
C’est un vrai gros préjugé de se demander ce que peut faire une personne qui va passer 50 heures par semaine devant des jeux vidéo. C’est comme n’importe quelle passion, ces personnes-là au niveau où elles sont rendues vont en retirer bien plus que simplement jouer à un jeu vidéo.
Y a de très nombreuses choses qui m’ont surpris, mais une des choses incroyables c’est quand on va en Corée et que l’on voit la quantité de personnes qui sont passionnées. On y est all quand c’était un peu la saison morte, mais c’est incroyable de voir les images de stade de baseball / football qui sont remplis à craquer avec une diffusion simultanée à la télévision. C’est vraiment impressionnant quand on est là en personne pour les compétitions. On peut ainsi voir la manière dont c’est organisé, dont on crée un vrai événement pour en faire un vrai spectacle également.
Est-ce que cela a été facile de convaincre les joueurs de les suivre au quotidien pour faire ce documentaire sur l’eSport ?
Étrangement que ça n’a pas été si difficile que ça. Pour eux au point où ils en sont, le sport a vraiment besoin de publicité positive surtout que tout le eSport est encore trop méconnu au Québec. Ce documentaire ils pouvaient donc le voir comme une opportunité de se faire (re)connaître et d’éventuellement avoir des commanditaires à court terme liés à ça. Mais surtout ils ont tous envie qu’on en parle, qu’on sorte des préjugés et qu’on montre qu’ils sont investis dans ce qu’ils font au même titre que n’importe quel athlète ou entrepreneur.
Ça n’a donc pas été dur de les convaincre, mais par contre Stéphanie c’est quelqu’un qui a un horaire extrêmement chargé et donc ce n’était pas toujours facile de trouver des moments pour être là. Fallait vraiment se coller à leur routine d’entraînement, de streaming… Marco, par exemple, streame tous les jours, c’est un rendez-vous tous les jours pour ses fans et c’est aussi pour cela qu’il a développé une base de personnes aussi importante. Quand on allait faire son entrevue, il fallait donc vraiment être dans les phases hors ligne. Rambo il fallait tenir compte de ses entrainements, ses commanditaires et du fait que c’était très encadré également. C’était donc la même chose pour tout le monde et c’était vraiment important pour nous de respecter cela.
Mais tout le monde à son niveau pensait que c’était bénéfique d’être présent dans ce documentaire. Et je leur avais bien exposé que je n’étais pas là pour faire un procès des jeux vidéo, mais de montrer réellement ce qui se fait et de présenter leur passion. Je ne partais avec aucun a priori, mon but était vraiment de documenter le quotidien de ces personnes-là.
À quel type de personnes s’adresse ton documentaire Gamers – Au-delà du jeu ?
Mon objectif est vraiment qu’il s’adresse à tout le monde et pas juste aux passionnés de jeux vidéo. En fait je voudrais que ma mère puisse apprécier regarder le film, mais je voudrai également qu’un joueur ou quelqu’un dans l’industrie du eSport puisse également prendre du plaisir en le regardant.
L’objectif était vraiment pas dans la subtilité de chaque jeu. Des joueurs de Starcraft pourraient passer des jours sans interruption à parler de toutes les subtilités, de la même manière qu’un joueur d’échec le ferait. On ne voulait donc vraiment pas s’adresser à des experts de certains jeux, mais que tout le monde puisse apprécier le documentaire à tous les niveaux.
Le fait que Gamers – Au-delà du jeu est présenté à Canal D fait également en sorte que l’on n’est pas dans une niche particulière, mais bien plus grand public. Cela va donc bien permettre de démystifier le eSport et faire connaître le phénomène. Pour moi c’était intéressant d »amener ces personnes plus underground dans le salon de monsieur et madame tout le monde.
C’est quoi selon toi le principal défi du eSport au Québec selon toi ? Et quelle évolution depuis que tu as fait ton documentaire ?
On le sait ça va prendre du temps au Québec, mais il faut le démystifier. Pour les autorités il faut qu’elles comprennent qu’il y a un marché pour le eSport de la même manière qu’il y a un marché pour le sport professionnel en général.
Aujourd’hui le hockey c’est pour nous ici tout à fait normal que si quelqu’un veut faire une carrière, il peut faire du sport-étude. On ne remet pas ça en question. Pourtant ça reste un jeu et l’objectif est juste de mettre la rondelle au fond d’un filet. De façon constructive ça n’apporte strictement rien à part du plaisir et ces personnes font des millions par la suite. Je pense que c’est un peu la même mentalité que l’on doit appliquer aux jeux vidéo. Il va falloir donner la possibilité à des personnes qui veulent atteindre un niveau d’élite de pouvoir avoir la possibilité de combiner leurs entrainements avec leurs études.
Il faut également que les commanditaires d’ici prennent également conscience de ce marché et qu’ils s’y investissent. Il y a énormément d’argent en jeu. Plus ça va, plus c’est connu et plus il va y avoir d’argent. Malheureusement il y a encore une méconnaissance des investisseurs, mais ça va changer et ça va devoir passer par là pour leur donner un meilleur support. Mais je sais que les joueurs ont encore du mal à se faire prendre au sérieux au Québec, car c’est méconnu même si ça change bien à l’international déjà.
Pendant le tournage on a ainsi vu les États-Unis accorder des visas comme pour les athlètes professionnels. C’est un immense changement de mentalité et ça passe vraiment par des instances politiques pour changer certains aspects. Dans ce cas on les a pris au sérieux et cela vient aussi du fait qu’il y a beaucoup d’argent derrière tout cela avec tout un écosystème.
On a eu la Coupe du Monde cette année à Montréal, c’était loin d’être aussi grandiose qu’à Paris, mais c’est quand même un début. Il y a eu depuis quelques articles dans des médias grands publics au Québec sur le eSport mais aussi des programmes d’étude. Cela va donc suivre son cours, mais ça va être long.
Enfin, pour terminer, il faut également regarder le eSport et son traitement par la régie des alcools, des courses et des jeux du Québec. Le statut des joueurs et l’interprétation de la loi font que parfois certains joueurs québécois ne peuvent pas participer à des compétitions internationales. Si l’on considère que le Poker professionnel n’est plus un jeu de hasard, il faudra bien en arriver à cette conclusion évidente pour le eSport.
Si on regarde ce qu’il se passe ailleurs dans le monde, c’est vraiment juste une question de temps, car le eSport s’impose vraiment. Ça ne peut que continuer… et puis par ici avec la moitié de l’année sous la neige, on a des bonnes conditions pour s’intéresser au eSport!