Après un premier jeu réussi, les créateurs d’Outlast travaillent pour nous offrir une suite. L’occasion rêvée pour Geeks and Com’ d’aller discuter avec le cofondateur de Red Barrels, David Chateauneuf. Fidèle à sa légende, l’homme est ouvert, dynamique, plein d’humour et sans langue de bois.
Mallory Delicourt – Geeks and Com’: Salut, David, alors premièrement, qui es-tu, d’où viens-tu ?
David Chateauneuf : Alors je suis David Chateauneuf, un grand québécois qui a grandi dans la région de la Beauce au Québec, toujours un peu énervé, hyperactif, attiré par le domaine de l’art, le fun, les jeux de table comme Warhammer. Je jouais tout le temps, mes parents me disaient d’aller faire mes devoirs (rires) ! Cela dit, ils m’ont poussé vers le domaine artistique, dans la photo, le graphisme,le cinéma. J’ai appris la mise en page, l’utilisation de logiciels comme Photoshop et d’autres. J’avais des besoins de créativité, et j’aime utiliser n’importe quel matériau pour créer, Warhammer m’a beaucoup appris pour appréhender les environnements 3D. Pour le cinéma, quand j’étais petit, j’attachais une caméra VHS sur la tondeuse à gazon et je me promenais sur le terrain. Je faisais des petits montages, etc. Et puis Ubisoft arrive en 1997, au moment où j’ai arrêté certains cursus pour aller vivre dans le centre de Montréal afin faire une école intensive en deux mois donnant des bases pour le jeu vidéo. Sans être exceptionnel, ça m’a au moins permis d’entrer dans le métier. Il n’y avait pas de grosses structures à l’époque donc on apprenait un peu comme on pouvait.
M.D : C’est vrai qu’en discutant avec Jonathan Jacques-Belletête (Dir. Artistique Deus Ex : Human Revolution), je me suis rendu compte que beaucoup de québécois étaient passés par des écoles d’art et de graphismes, lui était parti dans une école de publicité par exemple et qu’atterrir dans le jeu vidéo c’était un peu dû au hasard…
D.C : Oui c’est vrai, même si moi j’espérais arriver dans ce milieu là, et étant un gars de la campagne, la ville c’était vu comme « méchant », agressif, alors qu’en fait j’ai tripé sur le rythme de Montréal, sa créativité, ça m’a vraiment embarqué. Finalement, je suis sorti du concours, on a été trois à être embauchés par Ubisoft, puis je suis rapidement orienté vers le level design début 2000. Ensuite, on a commencé à travailler, avec des éditeurs de niveaux faits maison pour expérimenter du gameplay, du level design. Le premier projet c’était Donald Duck, un genre de Crash Bandicoot, et il fallait qu’on crée des niveaux. Un des gars a dit qu’il fallait jouer sur la rythmique, la musique, on a trouvé ça intéressant donc on est parti là-dessus. Ensuite, on m’a proposé d’aller sur Rainbow Six : Tom Clancy’s Rogue Spear Black Thorn en tant que chef. Ubisoft venait d’acquérir le studio Red Storm, donc on a mis une petite équipe dessus et puis nous a dit « allez y » faites un petit stand-alone avec des packs de missions. On avait 21 ans, on était tous un peu perdus, mais on a fait de jolies missions et un nouveau mode multi le « Alone Wolf », c’était vraiment fun.
M.D : J’ai vu que tu avais aussi travaillé sur Prince of Persia et Splinter Cell…
D.C : Absolument et c’est un immense souvenir. J’ai fait tous les jeux de la série Prince Of Persia donc j’étais comme un fou, passionné surtout ! C’était notre bébé ce Prince of Persia : Sands of Time, notre premier gros projet, et on s’est même fait tatouer le logo du jeu sur l’avant-bras (rires) on était si fiers, on a même été chercher le prix du meilleur game design !
M.D : Mais alors, quelle est ta spécialité ? Game design, level design ?
D.C : En fait, j’ai toujours été le mec qui a besoin de bosser avec du concret. Je pars avec du micro, du détail, de la matière brute pour faire du gameplay très précis, et ensuite je vais chercher du concept, des idées, des mots, des images pour implanter ça dans un jeu. Je connais le game design, mais je suis incapable de faire ces tableaux d’analyses avec des chartes et des boucles prévues à l’avance sur papier ! Je ne pourrais pas faire un RPG où tout est calculé, prévu dans des mécaniques très complexes, par contre si tu me demandes une expérience, un sentiment, là je suis ton homme. Des idées simples, mais qui procurent une vraie expérience. Essayons d’être révolutionnaires. J’ai été intéressé par des choses un peu décalées, par exemple qu’on me donne une clé et qu’on me dise « ben tiens, imagine la vie du point de vue de cette clé ! » ça, ça me fait triper. Quand Doom est arrivé, ça été fabuleux pour moi, les variations de points de vue, de perspective, etc.
M.D : Combien de temps es-tu resté chez Ubisoft au final.
D.C : J’ai fait dix ans, je pense qu’il y avait possibilité de rester plus longtemps, sauf que c’est un monde où on peut voir autre chose, je m’épuisais et je voulais vivre cette autre chose. Je me suis bien amusé sur le Assassin’s Creed à penser la construction des villes, le système de révélation de la carte. Ça été quand même top. Finalement, Splinter Cell Conviction ça été dur, je commençais à avoir du mal à ce moment.
M.D : Tu quittes donc Ubisoft courant 2010, comment on en arrive-t-on à Red Barrels ?
D.C : Je connaissais déjà Philippe Morin, qui lui est parti chez Naughty Dog, puis il est revenu en tant que Directeur Créatif chez Ubisoft avant de filer chez Electonic Arts. Il m’a proposé d’y aller, car il y avait pris le poste de directeur créatif sénior. Alors bon, je me suis dit tant pis j’y vais et je le retrouve lui ainsi que Hugo Dallaire. Finalement, on oublie un peu le projet commun qu’on avait, et on va travailler sur un autre projet. C’est là que rapidement on s’est dit qu’il fallait partir. Hugo nous a attendu le temps qu’on finisse nos projets en cours chez EA, puis on s’est rassemblé et on a réfléchi. À ce moment-là, on est entre 2011 et 2012 et on crée Red Barrels. On avait droit à des aides pour se lancer dans une activité d’entrepreneurs. Donc on paye des locaux, on prend l’aide d’avocats grâce à ces soutiens. Puis en analysant les jeux qui sortaient, par exemple Amnesia…
M.D : (Le coupant) Je n’ai jamais réussi à le finir, j’ai été totalement perdu. Dans ce jeu quand l’huile de notre lampe s’épuise tout commence à se déformer, donc je savais plus où aller… j’avais vite compris aussi que les monstres étaient scriptés, et quand j’ai compris ça j’ai arrêté d’avoir peur.
D.C : (Rires) Oui c’est vrai, mais je pense qu’il y avait un gros potentiel, surtout c’est cette idée de ne pas avoir d’arme pour se défendre qui nous a alertés en nous disant que c’est vraiment pas mal comme idée sur la vulnérabilité. Les jeux d’horreur n’étaient pas intéressants pour les grosses compagnies, ça n’aurait pas été viable, du coup on a décidé de le faire nous même. Chez moi j’ai plus de 600 DVD, Blu-Ray, encore quelques VHS de films d’horreur donc c’est mon univers et je voulais vraiment faire ça. Par ailleurs, les show TV de chasseurs de fantômes me sont assez inconnus, je regarde peu la télé. Mais je regarde pas mal de trucs, comme The Walking Dead, Supernatural quand ça sort en DVD. Je ne supporte pas d’attendre un épisode d’une semaine à l’autre donc j’attends que ça sorte en DVD puis je regarde tout d’un coup. On s’est tous bien entendu sur ce thème de l’horreur, Hugo Dellaire connaissait bien les effets de vision nocturne, les jeux d’ombres et de lumières pour avoir travaillé sur le premier Splinter Cell en tant que directeur artistique.
M.D : Peut-être en as-tu entendu parler, il y a eu un concours de cours-métrages d’horreur en 2013 dont le vainqueur, Light Out, jouait sur cette idée de lumière/nuit ? En le voyant, je me suis dit que c’était obligatoire que les réalisateurs aient joué à Outlast.
D.C : Oui je vois maintenant que tu m’en parles, je les ai trouvé super intéressants, très créatifs, capables d’exprimer une émotion surpuissante en 3 minutes. Je ne sais pas s’ils ont joué au jeu, mais c’est sûr qu’on a des choses en commun avec ces gens-là, une vision de l’angoisse, de la fragilité, c’était très intéressant de voir ces petits films-là.
M.D : Par ailleurs j’ai l’impression que vous avez assez peu communiqué sur Outlast, et que ça a créé une vraie attente jusqu’à la sortie où le jeu est directement allé en tête des ventes Steam, aidé par un petit prix. Dans le processus de création, comment on pense les choses censées faire peur ?
D.C : De toute manière, on ne visait pas un tel succès avec le prix qu’on avait fixé. On ne pouvait pas prétendre à la qualité d’un triple A, on était que dix. On préférait faire une petite expérience, que tout le monde peut finir, en ayant un maximum de moyens sur la qualité. Sur les mécaniques, ça été un vrai problème, certaines idées faisant peur à certains, mais pas à d’autres, je pense que quelque part c’était bien d’avoir ce panel de réactions, dans mon cas j’avais fait une énorme liste de situations, de mots, de sons. Avec les analyses de tous mes films, jeu, livres, je me demandais comment faire fonctionner tout ça ensemble. Dans les films de Carpenter, il y a beaucoup de situations dont on s’est inspiré pour créer des séquences. Ensuite la création de l’univers, c’est beaucoup de recherches, de documentation, même des interviews parfois. The Shining de Kubrick qui est un film très psychologique, on a pu puiser aussi quelques idées.
M.D : Il est vrai que le hall de l’hôtel du film et celui dans le jeu se ressemblent un peu… Comment vous avez géré les poncifs du genre, c’est-à-dire le fait que le héros, malgré le fait qu’il ait vu douze pendus, des monstres, au lieu de vouloir fuir, décide d’aller explorer les sous-sols ? C’est tellement courant que ça devient drôle à force !
D.C : C’est un peu le paradoxe du genre. On aurait pu un peu plus vendre le fait que le journaliste soit un aventurier qui aime le risque, comme les reporters de guerre qui allaient en Afghanistan dans le monde réel. Je pourrais dire également : pourquoi le joueur accepte d’emmener son personnage dans ces endroits ? La question peut-être retournée, mais le personnage, n’ayant pas de voix, permet au joueur de prendre sa place, et de devenir le journaliste qui veut comprendre ce qu’il s’est passé. Tu vois, l’aspect questionnement sur les actes du héros, et bien on voulait que l’expérience pousse le joueur à avoir le sentiment que c’est lui qui décide d’aller plus loin, car c’est vrai que s’il subit trop son personnage, le joueur peut décrocher de l’ambiance. On y a réfléchit, mais on s’est dit que le joueur ferait le choix ou non de continuer.
M.D : Il y a a deux parties dans Outlast : la première est très dans la suggestion, avec des ombres, des bruits alors que la seconde est plus gore, vous n’avez pas eu peur de perdre les joueurs ?
D.C : Justement, on ne voulait pas rester dans la suggestion trop longtemps, car à un moment, il faut qu’il se passe quelque chose. Certains joueurs ont été un peu déçus de ce changement d’axe en cours de jeu. C’était un défi cet aspect ça. Est-ce qu’on fait un jeu super flippant en prenant le risque que les joueurs ne finissent pas l’aventure ? À un moment il faut répondre aux questions que se pose le joueur. Si le joueur se dit « bon là, il va ne rien se passer », on va le perdre. Dans le film Mama, on laisse le spectateur se poser des questions, mais pas trop en rappelant toujours la présence ennemie. La suggestion ne nous aurait pas non plus permis de développer le personnage principal. L’un des soucis principaux a été de gérer cette balance action-tension-suggestion.
M.D : C’est tout le paradoxe des jeux d’horreur, pour faire peur il faut prévoir pendant la création, mais prévoir c’est scripter, et quand le joueur se rend compte du script c’est fini, on l’a perdu..Comment vous avait fait pour gérer ça ?
D.C : Justement, pour la suite c’est là dessus qu’on travaille. Ajouter en variété. On a été trop gentils avec le joueur dans Outlast avec la capacité de se cacher dans les casiers avec la quasi-certitude de ne pas se faire avoir. On s’est dit que s’il courait pendant 3 minutes et qu’on le punissait en permettant au Némésis de le trouver, c’était trop frustrant. On réfléchi à proposer des scripts proposant par exemple, si on l’appliquait à Outlast, un Némésis qui peut vous trouver, en revenant fouiller la zone une seconde fois, pour permettre au joueur de toujours douter de sa cachette. Le fait que les joueurs ont vite compris les mécaniques, on ne l’a perçu qu’à partir des retours joueurs et des tests. On a eu pas mal d’idées qui nous sont parvenues par les joueurs, et ce soutien est fondamental pour nous, de même que les idées des joueurs peuvent être très intéressantes. On est très attentifs à ces choses-là.
M.D : C’est faisable dans un jeu vidéo d’avoir une expérience plus proche des films de James Wan ou Paranormal Activity ? C’est-à-dire faire peur à partir de petites choses : bruits de pas, porte qui s’ouvre, objets qui se déplacent ?
D.C : La démo de Silent Hills : P.T. Mais c’est une expérience courte. C’est une bonne question. Est-ce que cette expérience pourrait durer longtemps ? Le joueur est habitué à négocier avec une présence qui est visuelle, à se représenter un ennemi concret. Le fait de ne pas donner d’arme et d’être condamné à fuir nous a permis de compenser un peu cet aspect très concret. J’ai déjà vu un jeu indépendant dans ce genre, mais la qualité est moindre faute de moyens et l’expérience était très courte. Peut-on faire un jeu de 10 heures dans cet esprit-là ? Je ne sais pas, je ne crois pas. Amnesia essaye de le faire un maximum. Certains au bout d’un moment se disent « ben moi la porte me fait pas peur » et ceux-là ont besoin d’un monstre concret. Satisfaire tout le monde c’est difficile donc il a fallu faire des choix. P.T apporte un peu cet aspect suggestion à fond. Five Nights at Freddy’s aussi joue sur cette tension permanente.
M.D : Quand j’étais jeune, il y avait assez peu de jeux d’horreur, le fer de lance était Resident Evil, Silent Hill aussi, mais ce dernier s’est un peu perdu au fil des épisodes, et Resident Evil s’est orienté action au grand dam des fans.. Mais depuis quelques années et le premier Dead Space, on retrouve le genre, et surtout chez les indépendants, mis à part quelques AAA comme The Evil Within de Mikami…
D.C : On n’est pas soumis à la demande de masse qui réclame de l’action. Il y a une différence entre la peur et le stress. Alien : Isolation est stressant, car c’est l’angoisse de mourir et de devoir recommencer au dernier checkpoint qui guide le joueur, Amnesia provoque la peur. Cet aspect action plus que « horror », c’est le problème du « mass-market » qui impose pour l’instant une dose minimum d’action. Nous on peut se permettre, car on ne vise pas un grand marché. Silent Hill à l’avantage d’être une marque assez puissante, auquel tu colles le nom de Kojima, cela peut permettre au futur jeu de ne pas trop avoir à subir le marché.
M.D : Vous ne tomberez pas dans l’action pour Outlast 2, promis ?
D.C : (Rires) Non. On travaille sur la suite, tout le monde le sait et heureusement, parce qu’on ne recevait que des questions de ce genre. On a fait le DLC Whistleblower. On va continuer sur l’horreur, car on sait faire, enfin on pense savoir. Le jeu a été très bien reçu malgré plein de défauts. 80/100 sur Metacritic c’était assez inespéré. On a fait rentrer pas mal d’argent et c’était un vrai soulagement, s’il s’était pas ou mal vendu, on ne sait pas si on aurait pu continuer. On a créé de l’attente et il faudra y répondre. On a une bonne base de fans, mais le piratage nous a fait un peu de mal. On a voulu créer un jeu pas trop cher de qualité pour l’éviter, mais bon… Cela dit, je pense, quand on est un consommateur responsable, même si on pirate dans un premier temps, si le jeu nous plait on ira payer sa copie. La proximité qu’on peut avoir avec les joueurs en étant indépendants, ça nous aide aussi, les joueurs savent qu’on a mis nos sous personnels. Les joueurs ont quand même plus de scrupule à « enlever le pain de la bouche » d’un petit studio que de celle d’un gros éditeur, même si en soi peu importe d’où vient le produit, il a eu un coût de production et le piratage reste une pratique malhonnête. J’ai un problème avec ça en tant que créateur. Je me permets ce discours, car je ne pirate rien. Mais bon, on travaille très dur pour la suite et on espère satisfaire encore plus de monde.
M.D : Dernière question David si tu le veux bien, le survival-horror a-t-il disparu ? Avec les jeux indés, comme The Forest, Don’t Starve, etc, il semble avoir un détachement entre le survival et l’horror non ?
D.C : On pourrait longtemps débattre sur la définition des termes. Parle-t-on de collecter des ressources ? D’échapper à un monstre ? Dans le survival-horror, on survit, mais dans un cadre horrifique. Sous un certain angle, on pourrait dire que Call Of Duty est un survival puisqu’il faut avancer sans se faire tuer, un peu comme Alien, mais on a pas le côté horror..on peut manipuler les termes selon son bon vouloir… C’est très difficile de définir parfaitement ce qu’est un survival-horror, et c’est cette marge d’interprétation qui permet cette variété. Il y aurait un très bon débat à avoir là dessus.
M.D : Eh bien merci beaucoup David, c’était très agréable, on se donne rendez-vous pour une interview à la sortie du prochain jeu ?
D.C : Bien sûr, merci à toi.