Le 13 novembre dernier, Alexis Corbière (secrétaire national du Parti de Gauche français) publiait un billet sur son blog à propos d’une bande-annonce pour le tout dernier Assassin’s Creed Unity. Pour mettre en contexte, celle-ci a été réalisée par Rob Zombie, un artiste américain connu comme musicien de metal mais également réalisateur de plusieurs films d’horreur tels que la Maison des 1000 Morts ou Halloween
La bande-annonce dépeint ainsi une révolution française très noire et sanguinaire, ce que critique fortement Alexis Corbière, également professeur d’Histore, qui y voit un dénigrement de l’Histoire de France. Les critiques ont été également renouvelées par Jean-Luc Mélenchon, président du Parti de Gauche.
Dans son billet de blog, Alexis Corbière ne présentant aucune animosité pour le jeu vidéo, le dépeignant au contraire comme un média pertinent pouvant avoir un rôle éducatif ou pour véhiculer des idées bonnes comme mauvaises. C’est dans cet esprit que nous avons décidé de réaliser un entretien avec lui pour mieux connaître sa vision du jeu vidéo et les reproches qu’il portait sur la bande-annonce du jeu notamment.
Geeks and Com’ : Bonjour, jouez-vous aux jeux vidéo ? Si oui, à quoi aimez-vous vous adonner ?
Alexis Corbière : Comme pour beaucoup d’entre nous, mes activités professionnelles, politiques ou familiales ne me laissent plus de temps pour jouer aux jeux vidéo. C’est dommage. Je me souviens du grand plaisir que j’avais eu à découvrir le jeu Myst. Son univers envoûtant et mystérieux m’avait accompagné durant tout un été. Ce fut extrêmement agréable et aussi fort qu’un bon roman. La poésie de ce jeu et la subtilité des énigmes m’avaient enchantée. J’ai également de bons souvenirs de longues parties de World of Warcraft ou Command and Conquer jouées avec des amis. C’était prétexte à se retrouver et les nuits passées devant l’écran à imaginer des stratégies d’attaques, de défenses ou d’alliances, étaient blanches. Comme le constateront les « gamers » mes références sont anciennes. Toutefois, j’ai bien suivi que les nouvelles générations de jeux sont chaque fois encore mieux faites que les précédentes. J’ai également bien noté que les prix augmentent vertigineusement et pas toujours en rapport avec la qualité du jeu. Concrètement aujourd’hui je n’ai plus le temps de me plonger dans ces univers qui ont pour principal défaut à mes yeux d’être terriblement captivant et chronophage.
Quelle est votre opinion sur le média ? Pensez-vous qu’il est ou sera un produit culturel d’importance, au même titre que le cinéma ou la littérature ?
Je prends ce média très au sérieux. En France plus de 55% de la population y joue. J’ai lu qu’un jeu comme Grand Theft Auto V s’est vendu à près de 2 millions d’exemplaires ! Il a souvent pour support nos ordinateurs et les réseaux internet qui sont les vecteurs par lesquels de plus en plus des échanges entre les êtres humains circulent. Il est devenu en quelques années un des premiers produits culturels de masse, suscitant la passion de millions de gens, structurant leur existence, leur faisant découvrir des univers infinis, éveillant leur curiosité sur bien des thèmes et constituant un sujet de conversation entre beaucoup de personnes. Je connais des jeunes qui lisent des ouvrages, ou vont au cinéma, en fonction de leur attrait pour un jeu vidéo. L’inverse existe aussi. Le succès d’un jeu vidéo peut entraîner l’écriture d’un livre ou la réalisation d’un film. Ces univers artistiques et culturels sont souvent très connectés entre eux et il serait méprisant de diviser les œuvres entre elles et les créateurs. L’exemple de la bande dessinée, art majeur et reconnu comme tel aujourd’hui, nous démontre que l’intelligence humaine fait émerger régulièrement de nouveaux supports pour la culture et l’échange de connaissances. Je récuse donc radicalement l’idée que « c’était mieux avant » leur existence et qu’il existerait une « vraie » culture uniquement logée dans les livres, les films ou le théâtre et une « sous » culture de jeu vidéo qui abrutirait ceux qui les utilisent. C’est faux. À l’inverse, inutile d’être démagogique. S’il existe des jeux vidéo remarquables, d’autres sont exécrables soit par leur réalisation, soit par l’univers culturel et idéologique qu’ils véhiculent. Au même titre qu’il existe le métier de critique littéraire ou de cinéma, nous avons besoin de davantage de critiques de jeux vidéo qui nous éclairent et pas seulement sur les aspects techniques du jeu.
Quels sont les éléments que vous reprochez à la vidéo promotionnelle de Assassin’s Creed ?
Merci de faire la distinction. Notre critique porte d’abord sur cette vidéo promotionnelle commandée et payée par la société Ubisoft dans le but de créer un buzz donnant envie d’acheter le jeu. Il y a donc un lien évident entre les deux. Je ne comprends pas d’ailleurs la remarque de ceux qui invalident ma critique, car elle se porte sur une bande-annonce. Imaginez le scandale si une autre bande-annonce d’un jeu ayant pour toile de fond par exemple la période allant de 1940 à 1945 en France expliquait que les résistants français étaient des terroristes sanguinaires et prenait parti pour la milice de Vichy. Autre exemple pour me faire comprendre, imaginons une bande-annonce sur un jeu ayant pour décor la Seconde Guerre mondiale expliquant que les difficultés de l’Allemagne des années 30 étaient dues aux juifs. Le scandale eut été énorme et légitime.
Je reviens à Assassin’s Creed Unity et j’ai du mal à imaginer qu’il existerait à l’initiative d’Ubisoft deux univers différents aux références idéologiques totalement contradictoires. Le jeu d’un côté et cette vidéo promotionnelle d’un autre. Je reproche donc à cette dernière de véhiculer des poncifs hostiles à la Révolution française qui circulent depuis deux siècles. Pour aller à l’essentiel, la thèse qui sous-tend cette vidéo promotionnelle affirme grossièrement que certes l’aristocratie était volage et égoïste, mais en réaction le peuple de Paris fut particulièrement brutal et sanguinaire et qu’il fut à l’origine de la violence. Dans cette vidéo, le député de Paris et accessoirement inventeur de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité », Maximilien Robespierre devient un dictateur fou sanguinaire « pire qu’un roi » nous dit-on. Affligeant. Il n’y a hélas rien de bien nouveau dans ces calomnies qui ne sont pas des anachronismes, mais bien des vieilles théories forgées par des courants politiques toujours en activité, initialement situées à l’extrême droite, mais qui essaiment dans toute la droite et même au PS. Méfiance du peuple en révolution et calomnies contre les principales figures révolutionnaires, et particulièrement vis-à-vis de Robespierre qui va porter la question sociale et celle de l’égalité réelle entre les citoyens, sont les ingrédients d’une vieille ruse utilisée pour des raisons politiques encore brûlantes d’actualité. Par exemple, pour Robespierre « Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide ». Actuel, non ? C’est pour cela qu’une légende noire pour l’accabler a été forgée et qu’il est détesté par certains depuis deux siècles. La bande-annonce du jeu reprend cette idéologie et la fait prospérer dans la société. Comme responsable politique, je ne peux l’accepter. Mon devoir est donc de provoquer un débat public, nourri par le point de vue d’historiens, et je suis très satisfait d’observer qu’avec Jean-Luc Mélenchon nous avons atteint cet objectif.
Je rajoute enfin que toutes nos remarques sur cette vidéo sont pertinentes aussi concernant le contenu du jeu lui-même où l’on retrouve un « Robespierre dictateur », à moitié fou qui fait exécuter Danton uniquement, car ce dernier l’aurait critiqué dans un prospectus. Cette vision de l’histoire est fausse. La décision de l’arrestation de Danton fut une décision collective du Comité de salut public votée ensuite par la Convention. Tous les historiens s’accordent à reconnaître que Danton était un homme très corrompu, lié à plusieurs scandales financiers, qui chercha secrètement à monnayer avec l’Angleterre la non-exécution du Roi. Il était aussi lié à de grands Généraux comme Dumouriez qui trahirent aux profits des armées étrangères. En temps de guerre, c’est un acte impardonnable. Longtemps Robespierre l’a protégé, mais quand il s’est avéré qu’il participait à une nouvelle conspiration, il l’a lâché. L’affaire est donc très compliquée et présenter la mort de Danton comme la seule volonté du tyran Robespierre jaloux de son rival est un cliché historique forgé notamment par certains historiens de la IIIe République en 1889 qui voulaient faire de Danton (en cachant tous ses vices) un nouveau héros de la République bourgeoise qui s’installait.
Comment changeriez-vous cela ?
Pour enrichir le futur joueur, il eut été bien plus intéressant que l’on cherche à faire connaître les formidables avancées démocratiques de la Révolution notamment défendues par Robespierre ou d’autres personnages importants : la fin des privilèges, la liberté de la presse, l’abolition de l’esclavage, les droits sociaux, les droits à l’assistance, droits à l’instruction, le droit de vote pour les juifs, pour les comédiens et un premier pas vers le suffrage universel, et j’en passe.
Il eut été utile pour l’intrigue de rappeler l’épisode trop peu connu de l’émeute ouvrière à la Manufacture Reveillon fin avril 1789 contre la baisse des salaires. Cela va entraîner une terrible répression contre les grévistes rue du Faubourg Saint Antoine. Ainsi plus de 200 ouvriers perdront la vie et 300 seront blessées. Cette violence contre les travailleurs parisiens explique la tension extrême qui régnait près la Place de la Bastille à Paris et la crainte du Peuple quand le bruit a couru que le roi allait à nouveau envoyer la troupe contre ceux qui soutenaient les députés du Tiers État ayant eu l’audace de se proclamer en Assemblée Constituante. Le 14 juillet et la prise de la Bastille exprimant la volonté du peuple de disposer d’armes pour se défendre est un évènement peu compréhensible si l’on n’a jamais entendu de cette « boucherie » ayant eu lieu moins de deux moins avant et que les ouvriers et artisans du quartier ne veulent plus revivre. De même, je crois nécessaire de contextualiser l’épisode de la Terreur, sorte de législation d’exception due à la guerre, voulue d’abord par des gens comme Danton d’ailleurs, et d’expliquer que si le sang coule c’est aussi parce que la Nation révolutionnaire est attaquée par des armées étrangères, sans oublier le soulèvement de certaines régions comme la Vendée, et qu’elle est obligée de se défendre sans quoi la monarchie sera rétablie. C’est une lutte impitoyable qui est alors engagée et les révolutionnaires n’ont d’autres choix que « Vaincre ou mourir ». Les conspirations, les complots, les répressions contre le peuple, les tentatives d’assassinats et les meurtres frappant des révolutionnaires tel le député Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau ami de Robespierre poignardé à mort par un royaliste, sont nombreux durant cette période trouble et peuvent être d’inépuisables sources de scénarios pour des fictions qui ensuite prendraient leur liberté avec l’exacte vérité historique. Bref, comme vous le voyez, on peut utiliser bien des épisodes agités de la Révolution Française comme toile de fond d’un jeu vidéo sans reprendre à son compte les pires sottises contre-révolutionnaires.
Est-ce que cette vidéo vous dérange-t-elle plus du fait d’être produite par Ubisoft une entreprise française à la base ?
Non. D’autant que la vidéo par qui le scandale arrive n’a pas été faite en France. Mais qu’importe. Quel que soit le pays de l’entreprise qui produit cela, c’est affligeant. Je n’ignore pas non plus que beaucoup d’aspects du jeu ont été réalisés au Canada. Après, de façon plus générale, concernant Ubisoft, il est positif que des entreprises françaises soient à la pointe de ce secteur économique. C’est une belle démonstration qu’en France on peut trouver des ingénieurs et des créateurs de haute qualité allant à l’encontre des sottises affirmant que les jeunes ont envie de partir à l’étranger pour réussir. Mais attention à ce que tout cela ne devienne de gigantesque cash machine mettant le paquet sur les campagnes promotionnelles et ne garantissant pas une réelle qualité de jeu. C’est ce que plusieurs joueurs m’ont fait savoir. Enfin, c’est une excellente idée d’avoir choisi pour toile de fond la Révolution française, moment historique de haute importance à portée universelle, bien peu traitée au cinéma par exemple.
Que vous inspire la série Assassin’s Creed, notamment par rapport à son utilisation de l’Histoire ? Considérez-vous qu’elle puisse être une introduction à l’apprentissage ?
Toute liberté en art, telle est ma devise. Assassin’s Creed est une fiction. Aucune censure ne doit venir la brider. Les créateurs et les poètes doivent pouvoir s’épanouir sans contraintes. De plus, l’utilisation de décors historiques dont les détails ont été soignés par le concepteur ne peut que me réjouir. Dans Assassin’s Creed Unity la reconstitution du Paris de 1789 en 3D peut être un outil d’apprentissage extraordinaire. En théorie, le professeur d’Histoire que je suis devrait donc être comblé. Jouer en apprenant, tout pédagogue ne peut rien rêver de mieux. Raison de plus pour que ces jeux et leur potentiel pédagogique extraordinaire ne soit pas brouillés ou affaiblis par des bandes-annonces et même des contenus véhiculant non pas des erreurs historiques, c’est toujours acceptables, mais des présupposés idéologiques que je considère comme réactionnaire. Je crois aussi que le problème pour certains jeux est qu’au nom du fait que les concepteurs, pour toucher le public le plus large, veulent faire quelque chose de prétendu neutre idéologiquement, ce qui n’existe pas, ils ne font que reproduire l’idéologie dominante. C’est inquiétant, car cette dernière et violente, inégalitaire, et vise à faire de toute relation humaine une valeur marchande. L’univers des jeux vidéo a souvent du mal à s’émanciper de cela. Enfin, je me désole de voir se développer chez beaucoup de gens, et notamment des jeunes, des théories conspirationnistes. Certains y croient dur comme fer. Mais je veux espérer que ceux qui plébiscitent d’Assassin’s Creed ne mordent pas à ces théories fumeuses qui nient l’action des peuples pour leur émancipation au profit de la prétendue action en coulisses de petits groupes secrets.
Pensez-vous que plus de jeux vidéo historiques (sous-entendu, fidèle à l’Histoire) grand public seraient bénéfiques ?
Évidemment oui. Ils peuvent être un support très utile, je l’ai déjà dit lors d’une réponse précédente. L’éducation nationale devrait s’emparer de ce nouvel outil et de ses potentialités immenses. Je me souviens d’un jeu s’appelant Versailles : complot à la cour du Roi soleil qui proposait une intéressante reconstitution du château éponyme. Il avait été fabriqué avec la collaboration de la Réunion des Musées de France. Je l’avais utilisé en classe avec mes élèves pour leur parler de Louis XIV et du château de Versailles. Ce type de collaboration peut être très fructueux. Mais je profite de l’occasion pour répondre au concepteur du jeu qui a déclaré dans Le Monde que «Assassin’s Creed est un jeu grand public, pas une leçon d’histoire». C’est une évidence. Mais il importe qu’un jeu ne soit pas aussi une « désinformation » qui complique après la tâche du pédagogue. Autant il serait absurde de reprocher à un jeu de prendre des libertés avec la vérité historique, par contre il est pertinent de reprocher à un jeu de véhiculer de la propagande grossière forgée par des forces politiques qui recherche des buts précis telle la haine de toute Révolution. Les joueurs sont des gens intelligents et exigeants qui veulent de la qualité. Sur le strict plan commercial, les producteurs de jeu ont tout intérêt à rechercher l’excellence et à écouter les critiques que les joueurs ou des observateurs apportent à ce qu’ils proposent.
Saviez-vous qu’Ubisoft a travaillé avec Laurent Turcot, un historien québécois spécialisé dans la Révolution française, pour la réalisation du jeu ?
Oui, ainsi qu’avec Jean-Clément Martin que je tiens pour un immense historien menant depuis longtemps des recherches fort utiles pour répondre aux contre-vérités qui se répandent sur la Terreur et la guerre civile en Vendée. Je conseille à chacun de lire ses ouvrages. Je sais que Jean-Clément Martin a fait des commentaires libres sur le scénario du jeu dont certaines remarques ont été intégrées et d’autres non. Laurent Turcot que je connais moins a surtout aidé à la conception de la reconstitution du Paris du 18e siècle. Je ne peux que le féliciter du résultat. C’est splendide ! C’est une bonne idée de faire appel à eux et de manière générale à des historiens reconnus. Toutefois, aucun de ces deux historiens sollicités n’a été consulté à propos de la bande-annonce produite par Ubisoft qui déclenche notre indignation. Enfin, autant Turcot que Martin nous ont donné raison dans le fait que Robespierre était particulièrement mal traité dans ce jeu.
Envisagez-vous de jouer à Assassin’s Creed Unity ?
Je l’envisage, car je considère que l’ampleur de la polémique que nous avons ouvert suite à nos critiques sur la bande-annonce impose désormais que nous donnions également notre avis sur le jeu lui-même, ou du moins sur la façon dont les personnages historiques apparaissent dans le déroulement. Par respect pour la communauté des « gamers » cela me semble nécessaire et cela pourrait être stimulant, non ? À ce sujet, j’ai essayé de prendre contact avec Ubisoft pour que nous puissions échanger autrement que par presse interposée. En toute franchise je m’engage à faire connaître mes opinions sur ce que je découvrirai à cette occasion. Pour l’heure, je n’ai reçu aucune réponse d’Ubisoft. Dommage.
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous répondre. À noter également qu’Alexis Corbière a publié aujourd’hui un nouveau billet sur son blog pour répondre aux critiques tandis que Jean-Luc Mélenchon a également écrit un texte sur son propre blog.