Dominic Guay, producteur senior chez Ubisoft Montréal, nous a accordé une entrevue lors de l’événement média à Montréal qui marquait la sortie du jeu Watch Dogs. Dominic Guay travaille chez Ubisoft Montréal depuis maintenant 14 ans. Présent dès le début de la production du jeu, il a participé non seulement à la conception de celui-ci, mais aussi au recrutement des équipes du projet.
Pour rappel, dans Watch Dogs, le joueur incarne Aiden Pearce, un hacker animé par le désir de vengeance. Grâce à son téléphone intelligent, le personnage est capable de surveiller et de hacker tout ce qui l’entoure, notamment le ctOS, le système de surveillance de la ville de Chicago. Aiden peut ainsi accéder aux caméras de surveillance, télécharger des informations confidentielles sur ses cibles, contrôler les feux de signalisation pour provoquer des accidents… À l’aide de son smartphone, la ville devient donc l’arme ultime.
Le jeu est visiblement très attendu par la communauté, comme le témoignent les records de précommandes annoncés par l’éditeur au cours de la semaine dernière.
Watch Dogs sera en vente dans le monde entier le 27 mai 2014 sur PlayStation 4, Xbox One, PlayStation 3, Xbox 360 et PC.
Quel type de questions aimes-tu te faire poser en entrevue?
Ce qui me fait plaisir, ce sont les questions qui me demandent ce qu’on fait de différent dans Watch Dogs. On parle toujours des territoires, si on a des lance-grenades, combien de voitures sont disponibles… Mais tout cela n’aura pas une grande conséquence sur l’expérience de jeu. J’aime pouvoir discuter de ce que nous souhaitons que le joueur ressente, de ce qu’il vit quand il hack, quand il entre dans des appartements, qu’il voit des choses qu’il ne devrait pas voir… De parler, finalement, de toutes les idées qui nous ont fait triper quand on a réalisé le jeu.
Nous avons beaucoup remarqué, lors des premières vidéos du jeu, des éléments graphiques d’Assassin’s Creed et de Far Cry 3, par exemple. On peut sentir une intégration des différents jeux réalisés par Ubisoft. Est-il possible de nous expliquer comment Ubisoft développe le partage de cette « intelligence » au sein du studio?
Il n’y a pas de solution magique, mais plusieurs façons d’assurer un partage de l’information entre nos différents projets. La première est organique. Beaucoup d’employés ayant travaillé sur Watch Dogs ont participé à la création ainsi qu’au développement de différentes marques d’Ubisoft. Ils arrivent donc avec leurs compétences, leurs façons de faire ainsi que leur expertise.
Il y a également différents processus internes qui facilitent le partage d’information. Par exemple, certaines meilleures pratiques émergent de différents jeux; nous avons donc des rencontres à l’interne où différentes équipes viennent nous présenter leur expérience sur un jeu, ce qui a fonctionné ou moins bien fonctionné… Il y a donc une influence qui se réalise entre les différentes équipes de différents projets.
Puis, il y a également la philosophie Ubisoft. Il est important pour nous que le joueur ne soit pas forcé à jouer d’une seule façon. Un joueur peut décider de jouer à Watch Dogs comme une brute ou bien d’être plus subtil. Ce spectre est présent dans Splinter Cell par exemple. Mais il est important de comprendre que bien que les idées de création d’un gameplay peuvent être similaires, les expériences « manette en main » sont très différentes, car le thème et l’univers dans lequel le joueur évolue le sont également.
À quel moment y a-t-il eu le plus d’employés impliqués à la conception du jeu?
De 10 au départ, nous sommes passés à plus de 400 personnes qui travaillaient sur le jeu à Montréal en milieu de production. Différents studios étaient également impliqués dont les bureaux de Québec, Bucarest, Paris et même Newcastle, en Angleterre. Plusieurs équipes plus petites travaillaient donc sur le jeu, mais toutes étaient dirigées à partir du bureau de Montréal.
Vous aimez répéter que le jeu sera révolutionnaire. Il s’agit d’un lourd fardeau à porter quand on regarde l’état de l’industrie. Quelle est pour toi l’innovation principale que le jeu apporte par rapport à ce qui a été déjà vu par le passé?
Lorsque nous créons un jeu, notre objectif est d’innover et de ne pas rester dans les limites de ce qu’il se fait déjà. Je dirais qu’il existe deux principaux pôles d’innovation chez Watch Dogs.
Le premier concerne la façon dont le mode en ligne est traité dans un jeu d’action. Le problème, quand on discute avec les joueurs ou les journalistes, est qu’ils analysent le contenu à la lumière des jeux auxquels ils ont déjà joué. On a également parfois l’impression que les joueurs ne veulent pas réellement d’innovation jusqu’à qu’ils aient testé l’expérience et apprécié celle-ci. C’est pour ça qu’il sera beaucoup plus intéressant d’en parler quand les gens auront joué au jeu. Le multiplayer s’intègre totalement au singleplayer. Certaines personnes me disent « Je vais jouer après… » et je leur réponds de ne pas faire ça, car le jeu est beaucoup plus intéressant à vivre avec le multiplayer activé. Tous les joueurs ont aimé leur expérience, on l’a produite pour ça. La façon dont on intègre des moments multiplayer aux moments solos, c’est vraiment quelque chose de nouveau et d’unique que nous avons apporté. Je conseille donc fortement aux joueurs de l’activer.
Le deuxième pôle d’innovation concerne la méthode de hacking. Les shootings, les courses de voiture… on voit ça dans les jeux depuis plus de dix ans. Avec le hacking, on a vraiment créé des nouveaux moments dans les temps d’actions qui peuvent paraître classiques, mais qui offrent de nouvelles façons de faire. Tu peux bien sûr refaire la même stratégie que tu auras mise en place dans les trois dernières parties passées, mais nous avons vraiment créé des outils qui permettent de développer des nouvelles solutions à des problèmes présentés. Les joueurs aiment relever les défis et ceux qui innovent sont heureux de l’expérience et d’avoir mis en pratique des nouvelles idées.
Est-il possible d’uploader sa propre musique comme dans le prochain Metal Gear?
Non, nous n’avons rien contre l’idée, mais nous ne l’avons pas fait.
Comment se débloquent les habiletés de hacking?
En réalisant différentes actions dans le jeu, le joueur gagne des points qu’il peut dépenser dans un arbre de compétences, de façon très traditionnelle.
Lorsque le frame rate de 30 FPS sur Xbox One et PS4 a été annoncé, cela a été le branle-bas de combat sur plusieurs sites et forums. Quelle est l’importance que tu donnes au frame rate et que répondrais-tu aux critiques sur ce point?
Le frame rate est important, tout autant que la stabilité du jeu. C’est lorsque ce n’est pas stable qu’on le voit. Beaucoup de joueurs ne font pas la différence entre 60 et 30 s’ils regardent des écrans dans deux pièces différentes. Par contre, un jeu qui passe de 60 à 30 se remarque. La stabilité permet donc d’assurer que l’expérience sera agréable pour le joueur. Nos équipes n’ont jamais visé 60. Pourquoi? Car il s’agit d’un jeu en monde ouvert où on peut aller partout, tout bouge, tout est vivant, il n’y a pas de corridors. Le monde virtuel ouvert a un coût. Il faut donc prendre la meilleure décision selon le jeu créé. Pour le nôtre, il s’agissait de la décision à prendre, car à 60 images par secondes, le jeu serait moins beau, il y aurait moins d’automobiles dans la rue, moins de personnages, moins de dynamisme et moins de liberté pour le joueur.
Comment perçois-tu la ligne très fine entre créer un hype autour du jeu et ne pas provoquer des attentes trop fortes auprès des joueurs qui risqueraient d’être déçus en ayant le jeu en main?
En tant que créateurs, nous sommes bien sûr passionnés par le jeu. L’équipe veut démontrer tout ce qu’il est possible de faire avec celui-ci, car nous sommes fiers du résultat. On hype donc le jeu naturellement, comme tu le mentionnes, car nous croyons en celui-ci.
Ensuite, on ne peut pas forcer les gens à être excités par notre jeu. Il n’existe pas de recette magique. Nous avions une idée au départ, qui consistait à développer un jeu sur le thème de la connectivité. Nous partageons de plus en plus de contenus au sein d’un univers virtuel, sans vraiment savoir à qui nous donnons accès à ces informations personnelles. Nous pensions qu’il s’agissait d’un thème intéressant avec lequel nous avions envie de créer une aventure, et les gens ont tout de suite connecté à cette histoire. Il est très difficile de créer artificiellement cette excitation auprès de nos publics.
Bien sûr, nous avons montré beaucoup de choses à travers les mois. Il y a longtemps que nous avons commencé à communiquer sur le jeu. À l’E3 2012, nous avons présenté une démo jouable de 10 minutes, alors que nous savions qu’il y avait encore beaucoup de travail et que le jeu ne sortirait pas avant longtemps. Il était important pour nous de montrer aux gens ce sur quoi nous étions en train de travailler, et non pas seulement de la vidéo, mais des éléments interactifs. À travers les mois, nous en avons montré un petit plus, puis un petit peu plus… puis les fans qui suivaient le projet ont fini par savoir beaucoup de choses sur celui-ci. Les gens veulent savoir. Ils nous posent des questions. Les joueurs ont besoin de connaître le jeu avant de prendre une décision d’achat donc finalement, nous avons répondu à leurs besoins. On espère bien sûr que le jeu sera bien reçu et qu’il n’y aura pas de personnes déçues, car notre objectif a toujours été de développer le meilleur jeu possible.
Les différentes variations des bonus à la précommande sur les différentes plateformes ont fait couler beaucoup d’encre sur Internet… Il devient de plus en plus difficile pour les fans de choisir. Quel est ton avis là-dessus?
Notre objectif est de développer une expérience de jeu qui est la même sur toutes les plateformes. C’est là-dessus que nos équipes se concentrent. Une partie de l’équation revient aux différentes équipes de différentes expertises, y compris le marketing. Mais le cœur de l’expérience reste le même. Il n’existe pas de sous-version du jeu. Bien sûr, il existe des plus gros morceaux d’exclusivités, comme sur PlayStation. Il s’agit de plusieurs heures de jeu qui seront disponibles sur cette plateforme. Mais nos équipes de production ont une vision unique du jeu, et nous tentons d’aller plus loin sur chaque plateforme où, pour chacune d’entre elles, les joueurs vivront l’expérience de jeu totale que nous avons souhaité créer pour eux.
Avez-vous prévu des initiatives auprès des différentes communautés en ligne créées par les fans, afin de démontrer que votre équipe reste à l’écoute, un peu comme UbiGabe le fait dans le subreddit d’Assassin’s Creed?
Je ne sais pas si nous avons prévu d’aller sur ces espaces. Nous avons déjà un gestionnaire de communauté qui publie dans nos espaces dans les médias sociaux. Je trouve ça vraiment cool de voir que des espaces sont créés par les fans sur Internet et que nous ne sommes pas les seuls instigateurs de ces communautés. Mais si nous sommes les bienvenus, pourquoi pas? Nous sommes toujours ouverts à la conversation auprès de nos fans.
Vous avez beaucoup misé sur la personnalisation du gameplay. Comment pouvez-vous assurer que les décisions prises par Aiden représenteront le personnage que les joueurs se seront créé, si par exemple celui-ci agit à un moment donné de façon très violente, alors que le joueur aura misé sur un personnage plus doux dans ses approches?
On permet au joueur de prendre des décisions qui vont lui être remises par le biais de points de réputation. [Note : les points de réputation ont un impact sur la perception de Aiden par les différents NPCs de la ville. Par exemple, avec une bonne réputation, ces derniers seront moins enclins à contacter la police s’ils assistent à un vol de voiture commis par celui-ci.] L’histoire principale du jeu reste la même, quels que soient les points de réputation accumulés.
Par contre, de ce que nous avons constaté lorsque nous en avons discuté avec les joueurs qui ont testé le jeu, une grande partie de la perception de l’histoire provient de la perception même que le joueur va donner à son personnage, comme une peinture qui serait analysée de façon différente par deux personnes. Il a été intéressant pour nous de voir que les joueurs qui avaient décidé d’une approche plus violente percevaient l’histoire de façon différente que le joueur qui avait décidé de donner à Aiden un profil psychologique plus juste, honnête et honorable.
Lorsque le personnage prenait des décisions moins éthiques, les joueurs justifiaient leurs actions par le contexte de sa vengeance, ce qui change la couleur de l’histoire ainsi que la perception de l’arc narratif. Techniquement, tout le monde arrive à la même conclusion, mais le voyage est différent et donc la perception de la fin l’est également. Il s’agissait d’un véritable défi, car il existe beaucoup de détails narratifs. Il fallait donc trouver des façons de faire pour que le joueur ressente qu’il s’agit de son histoire sans aller jusqu’à créer une histoire comme dans un livre « dont nous sommes le héros ».
On a pu constater que certains joueurs veulent s’investir dans l’aspect narratif, d’autres moins. Il fallait donc créer un personnage assez fort, avec sa propre identité, tout en laissant au joueur la place de créer des éléments psychologiques spécifiques à celui-ci selon la perception qu’ils auront décidé d’avoir sur son aventure.
Est-il possible d’être tué lorsqu’on se fait attaquer par un autre joueur lorsque le mode multiplayer est activé?
La réponse est oui. Cependant, il s’agit d’un échec pour le joueur qui n’aura donc pas réussi sa mission. Le joueur qui joue Aiden n’aura pas de conséquences négatives et réapparaîtra très rapidement au même endroit dans le jeu. Sans entrer dans les détails, si le joueur n’est pas un hacker, un « firewall » le protégera des agressions extérieures. Par contre, un joueur qui aimera en hacker d’autres verra son « firewall » diminuer et se verra donc être victime de plusieurs attaques. En pratique, il n’y a aucune satisfaction à tuer un joueur. La satisfaction provient réellement d’avoir réussi à hacker le joueur.
Pourquoi le mode focus (ou ralenti) a-t-il été abandonné dans le multiplayer?
Une des mécaniques permet de ralentir le temps afin d’intégrer le hacking à l’action. L’équipe a longtemps tergiversé sur le fait de garder cette option dans le multiplayer. Le problème rencontré a été très technique. Si on ralentit le temps en ligne, cela n’est pas évident, car un seul joueur sera en mode focus mais pas l’autre. Et on ne peut pas forcer un focus sur un joueur qui ne l’aura pas demandé. Ce n’était pas évident, nous avons testé plusieurs choses, mais le résultat était toujours désagréable. Alors nous avons laissé tomber l’idée.
Dans les premières vidéos, nous avions l’impression qu’il y avait un mode coop avec un joueur qui participait à l’action sans attaquer Aiden. Il semblerait que ce mode de jeu ait été abandonné, pourquoi?
Ce n’était pas du coop comme les gens considèrent traditionnellement le coop. L’idée de rentrer dans la partie de quelqu’un d’autre nous a forcés à développer différents types de jeux innovants que nous avons testés. La première idée était d’avoir un joueur qui recevrait plusieurs objectifs et devrait suivre Aiden dans sa partie. C’était une forme d’invasion non agressive, avec pratiquement un but de protection. Mais nous avons laissé tomber plusieurs prototypes, car ces derniers n’apportaient pas l’expérience souhaitée au joueur. Tout comme nous avions également d’autres idées qui étaient géniales, mais nous avons dû faire des choix. Nous allons sûrement continuer à vouloir innover à l’avenir… Peut-être aurons-nous la chance de les mettre en place pour un futur Watch Dogs, nous verrons bien.
—–
Un grand merci à Dominic Guay pour l’entrevue. Pour en apprendre plus sur le jeu, vous pouvez retrouver nos précédents articles sur Watch Dogs. Plusieurs membres de l’équipe réaliseront une critique commune du jeu qui sera publiée au cours de la semaine de sortie.